L’angle mort

« Dans une voiture, le conducteur dispose de plusieurs champs de vision naturels, complétés par les rétroviseurs du véhicule. Or, certaines zones sont invisibles.  Dans ces espaces de non visibilité, l’automobiliste ne voit pas les autres usagers de la route, ce qui a pour conséquence d’augmenter considérablement le risque et la gravité de l’accident. »
C’est ainsi que le code de la route définit l’angle mort.
« zone invisible » pour le conducteur qui doit redoubler d’attention. Danger pour le piéton, le cycliste ou l’autre véhicule, tous vulnérables et soumis à la précaution de l’automobiliste détenteur de son permis de conduire.

Plusieurs rapports [1] sur le suicide reprennent ce terme « d’angle mort » pour qualifier l’acte suicidaire.

Comment qualifierait-on autrement ce tabou qui ronge silencieusement les sociétés de cette planète ?

Car aucun continent n’est épargné malgré les a priori et en dépit des vœux pieux. Subrepticement, les chiffres tombent régulièrement et les ignorer ne règle rien. Ils révèlent des données qui bousculent les certitudes et obligent à l’effort de recherches pour comprendre. La société, devrait-elle donc, imiter le conducteur avisé ?

Je reprends le code et ce qu’il préconise pour éviter le drame provoqué par l’angle mort : « il est impératif pour tout conducteur de pivoter la tête avant de tourner à gauche ou à droite, de même qu’avant un dépassement ou une insertion sur voie rapide. Le contrôle d’un angle mort est donc un contrôle direct, comme le contrôle au travers du pare-brise ou d’une vitre. A l’opposé, le contrôle via un rétroviseur (intérieur ou extérieur) est appelé un contrôle indirect. »… Dans ce cadre, nous sommes bien au cœur d’une prévention du danger, direct et indirect.

Suivons le cadre. Ainsi, à l’image du conducteur du véhicule à la sortie d’un stationnement, engagé dans un changement de fil, dans une insertion sur une autoroute ou devant tenir compte d’usagers vulnérables, la société organisée ne peut faire l’impasse de l’angle mort pour mener au mieux sa manœuvre. Pays à l’arrêt pour cause de pandémie, de crise ou de catastrophe, s’engageant sur la voie d’un développement ou en pleine croissance économique, devant composer avec des entités massives macroéconomiques ou prendre en compte le micro et les citoyens vulnérables, comment composer avec l’angle mort, le suicide de populations ? Un suicide particulièrement nocif aux conséquences étendues et générationnelles insoupçonnées, en tenant compte du phénomène de contagion suicidaire (on considère qu’un suicide endeuille en moyenne sept proches et impacte plus de 20 personnes)[2], de manière directe (violence ultime contre soi-même) mais aussi indirectement, via les addictions aux substances illégales, l’exil désespéré, l’engagement sectaire. Autant de pertes irrémédiables au sein de familles qui seront perturbées, de structures professionnelles traumatisées, de sociétés amputées.

Revenons au code : « Ainsi, pour éviter les accrocs, il est impératif pour tout conducteur de pivoter la tête avant de tourner à gauche ou à droite… ». Observer. Rapports de structures institutionnelles de santé publique et d’observatoires nationaux, comptes rendus de terrain d’associations habilitées, témoignages répertoriées dans le cadre de recherches conventionnelles. Tenir ainsi compte de l’existant pour recadrer les politiques afin qu’elles soient efficaces pour protéger toutes les populations, un des rôles premiers de tout état organisé…

Mais revenons à notre illustration : cette responsabilité vis-à-vis de son angle mort n’incombe-t-elle qu’au « conducteur » concerné ?
Certainement pas.
Ce dernier n’est-il pas inclus dans un ensemble ? Il roule dans une circulation ou sur des voies praticables qui lui sont antérieures, avec des repères et des panneaux correspondant à une législation, dans un pays lui-même compris dans un ensemble de nations sur cette planète. Nécessité d’une cohésion fut-elle minimale. Ainsi, si le conducteur se doit de respecter les règles du code de la route de l’endroit où il roule pour assurer sa sécurité et celle des autres, de même, tous ceux qui l’entourent ont aussi leur responsabilité. Implications des autres conducteurs, quelles que soient leurs nationalités, des piétons, cyclistes (dans certains pays, existent à titre informel des permis piétons[3] et vélos), mais aussi, responsabilité des administrations et polices de route, qui doivent s’assurer de travaux et de la sécurité des voies.

Ainsi se déclinent maints plans d’action de structures de santé englobant plusieurs états pour coordonner les activités sur le terrain (tel le rapport mondial sur l’état d’urgence lié au suicide écrit en 2014 par l’organisation Mondiale de la Santé[4]), pour comparer les résultats et définir les éventuelles meilleures voies de prévention, mais aussi responsabilité des populations et des particuliers à travers le devoir d’information. Suis-je dans une position vulnérable qui me mettrait en danger ? Puis-je interpeller le conducteur si lui, ne voit pas que je suis en danger dans son angle mort ? Oui. Mais dans quel état suis-je, en ai-je les moyens ? Et si non, qui pourrait m’aider à relayer l’appel ? C’est bien là toute la simplicité complexe de la prévention du suicide ; la nécessité d’une « prévention partagée du suicide »[5].

Oui, sur la route de la vie, nous avons besoin les uns des autres, efforts de cohésion, à tous les plans, à tous les niveaux pour éviter certaines morts par suicide, d’individus, d’inconnus, d’amis, de membres de famille, qui, se sont tus, inaudibles, dans le drame.


Christina Goh,
Initiatrice de Ut Fortis.


[1] https://www.pleinchamp.com/actualite/suicide-des-angles-morts / https://www.lepoint.fr/societe/suicides-forces-l-angle-mort-des-violences-conjugales-21-12-2021-2457665_23.php

[2] « On considère qu’un suicide endeuille en moyenne sept proches et impacte plus de 20 personnes. Or, il est démontré que le risque de suicide augmente significativement dans l’entourage d’une personne suicidée (famille, camarades de classe, collègues de travail, etc.) », écrit le professeur Pierre Thomas, chef de pôle de psychiatrie au CHRU de Lille, dans un numéro spécial du Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) rendu public mardi 5 janvier par Santé publique France.

[3] Le « Permis piéton » pour les enfants est un programme national de prévention du risque piéton lancé en novembre 2006.Ce dispositif éducatif est mis en oeuvre par les gendarmes, les policiers, l’Association des maires de France et l’association Prévention MAIF. https://www.securite-routiere.gouv.fr/les-differents-permis-de-conduire/apprendre-tout-au-long-de-la-vie-attestations-et-3

[4] Organisation mondiale de la Santé. (‎2014)‎. Prévention du suicide : l’état d’urgence mondial. Organisation mondiale de la Santé. https://apps.who.int/iris/handle/10665/131801

[5] https://www.unps.fr/unps_images/jnps-2023/communique-de-presse-jnps-2023.pdf


Source illustration : CodeClic – https://www.codeclic.com/code-de-la-route/angle-mort.html 

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